Voici une description des prochains dossiers thématiques à venir.
No. 110 : Agriculture
Date de tombée : 1er septembre 2023
Il n’y a plus rien de calme à la campagne. Les grandes industries agroalimentaires pratiquant la monoculture à grande échelle étouffent la biodiversité et provoquent l’érosion des sols et l’épuisement des nappes phréatiques, en même temps qu’elles dépossèdent le monde agricole traditionnel et les peuples autochtones de leurs terres et qu’elles menacent leur mode de vie, leurs savoirs et leur souveraineté. À mesure qu’on brule ou qu’on rase les forêts pour faire de la place aux cultures et aux troupeaux, l’urgence climatique s’amplifie. Les tentatives d’instauration d’une production alimentaire collective ou de réformes agraires ont été accueillies par la violence étatique dans les pays de l’hémisphère sud. Dans les pays de l’hémisphère nord – au Québec en particulier, comme le soutient Dominic Lamontagne dans La ferme impossible –, l’agriculture résiliente à petite échelle est découragée par un cadre législatif favorisant les grandes structures industrielles.
Sur ce fond d’horreurs climatiques et sociales entremêlées, les artistes et les activistes envisagent d’autres types d’avenirs agraires/pour la terre. Depuis les traditions noires radicales de subsistance autarcique et la guérilla jardinière jusqu’aux mouvements autochtones de réappropriation des terres partout sur l’ile de la Tortue, les contrehistoires de résistance abondent en agriculture. Employant surtout des stratégies de collaboration, des artistes travaillent en partenariat avec des associations agricoles, des réseaux de militant·es et des communautés rurales pour régénérer les approches durables de la production alimentaire. Pour le numéro 110 d’Esse art + opinions, nous accueillons des propositions de textes qui nourrissent des pratiques et des connaissances non conventionnelles au sujet de la culture de la terre et des soins à lui apporter.
Dans Botanical Conflicts and Artistic Interventions, les théoriciennes de la culture Ros Gray et Shela Sheikh nous rappellent que l’agriculture industrielle d’aujourd’hui ne peut pas être dissociée du colonialisme historique et du capitalisme racial qui rendent certains humains plus vulnérables que d’autres aux effets des changements climatiques anthropiques. Le colonialisme est profondément lié aux pratiques agricoles et les grandes entreprises agroalimentaires d’aujourd’hui plongent leurs racines dans l’époque antérieure de l’économie des plantations. Proposant de nommer « Plantationocène » ce qu’on appelle aujourd’hui Anthropocène, Donna Haraway fait remonter cette époque au début du colonialisme de peuplement dans les Amériques. Sur une période de 500 ans, la plantation – comme manière de discipliner les végétaux et la main-d’œuvre humaine – a créé des conditions de prolifération pour les uns et d’élimination pour les autres, tout en étouffant radicalement la disposition à se soucier d’un lieu. Ce numéro est une invitation à considérer la culture des aliments comme un régime de travaux forcés multiespèces – héritage devenu tellement naturel que beaucoup y voient la seule signification de l’agriculture.
Le champ des pratiques artistiques qui émergent de la collaboration avec des activistes et des travailleurs et travailleuses sur le terrain nous aide à imaginer d’autres façons de cultiver la terre. Culture, semis, plantation, labour, désherbage, récolte, compostage, fermentation, cuisson et consommation : leur pratique quotidienne est une forme de mise en commun. Les projets participatifs à long terme se préoccupent tout autant du processus éphémère consistant à rassembler des gens que de leurs matières premières, le sol et la nourriture. Comment les approches artistiques peuvent-elles aider à régénérer les savoirs agricoles implantés et à approfondir les liens avec la terre ?
Quelles sortes de relations sociales et de cultures du sol émergent-elles des projets agricoles communautaires, et comment les projets participatifs et communautaires peuvent-ils engendrer autrement des systèmes économiques et des systèmes de production ? À quels autres imaginaires de la vie agraire, de la durabilité écologique et de la souveraineté politique ces systèmes pourraient-ils donner naissance ? Quelles sont les organisations de travail sociocollectives ou les méthodes agroécologiques que les artistes pourraient aider à développer afin de matérialiser ces imaginaires, alors même que les organisations agricoles industrielles continuent de structurer la vie et le travail en fonction de la reproduction de l’économie des plantations ? Esse sollicite des textes sur les collectifs agricoles autonomes, les stratégies interventionnistes du (post)land art, les pratiques artistiques de la performance, la politique des mouvements de souveraineté alimentaire autochtones, la réappropriation des systèmes alimentaires et des espaces urbains, la justice environnementale et alimentaire, la préservation des semences, la permaculture, ainsi que les processus de production carboneutres, la recherche de nourriture et la (ou l’in-)sécurité alimentaire. Brisant les divisions sédimentées entre zones rurales et zones urbaines, ce numéro fait place aux imaginaires agricoles et aux relations entre les humains et la terre qui nous mettent au défi de repenser notre compréhension de l’agriculture, sa relation aux différentes histoires de la colonisation, l’avenir de l’agroécologie, ainsi que notre parenté à la terre elle-même.
No. 111 : Tourisme
Date de tombée : 10 janvier 2024
Du tourisme spatial à l’exploration récréative des fonds marins en passant par la conquête des plus hauts sommets du monde, le tourisme a connu au courant des dernières années un tournant pour le moins extrême. Odes au « génie humain » ou pures délires mégalomanes, ces entreprises onéreuses et souvent délétères (pour l’humain comme pour la faune et la flore qu’il visite) demeurent l’apanage d’une minorité très riche qui n’a de cesse de repousser les frontières de la définition même du tourisme. Bien que cet aventurisme de l’extrême demeure l’apanage des plus nanti·es, on ne peut en dire autant du tourisme « ordinaire », lequel connait un engouement de plus en plus généralisé (et lucratif). Ce secteur d’activité se place au premier rang des industries mondiales et le nombre estimé de touristes internationaux·ales atteindra 1,8 milliard d’ici 2030. À l’ère des vols à rabais et de la Airbnbification massive des logements, le qualificatif « touristique » se fait synonyme d’exploitation, sa simple pratique soulevant des questions éthiques et engendrant paradoxalement une tourismophobie et l’émergence de nouvelles formes de tourismes alternatifs (tourisme solidaire, écovolontariat, slow tourisme…).
Le tourisme en tant que phénomène social, culturel et économique complexe prend de plus en plus d’ampleur, débordant aujourd’hui plus que jamais les capacités d’absorption écologique du globe et mettant en péril des milieux humains et naturels souvent déjà fragilisés. Les liens qui unissent le colonialisme à la notion de tourisme sont d’ailleurs au cœur même de sa définition, le tourisme moderne prenant racine dans l’implantation des empires coloniaux, lesquels ont imposé une forme d’impérialisme culturel et politique encore perceptible dans notre construction des notions d’identité, d’altérité, d’exotisme ou de folklore.
L’art, loin d’être à la remorque des dernières tendances, n’est pas en reste et concourt d’ingéniosité dans cette frénésie récréotouristique. Quel lieux isolé ou improbable accueillera la prochaine résidence d’artiste? Quelle biennale d’art générera le plus d’achalandage, quelle œuvre d’art public, quelles grandes institutions muséales attirera le plus de visiteur·es? Quel musée à ciel ouvert accueillera les installations ou les sculptures les plus ambitieuses? Les paris sont ouverts et dépassent l’entendement, la Lune s’apprêtant à accueillir les 125 petites sculptures du projet Moon Phases de Jeff Koons… The sky is the limit!
S’il nous est permis d’en critiquer les origines et les rouages, le tourisme demeure un levier incontournable pour le développement et la pérennité de villes, de régions ou d’institutions dévitalisées, et on ne peut nier sa contribution pour la santé de des écosystèmes artistiques. On peut penser ici aux politiques d’intégration des arts à l’architecture, à l’artisanat local et à la souveraineté artistique et culturelle de certaines communautés. Tourisme et art sont aujourd’hui des alliés naturels dans cette touristification du monde, offrant aux artistes et aux multiples instances artistiques différentes occasions ou plate-forme pour mettre en valeur leur travail dans cet échange de bons procédés. Sa nature essentiellement visuelle – on voyage pour aller voir ailleurs, nous dit l’adage – n’est d’ailleurs pas étrangère aux liens indéfectibles que le tourisme semble avoir avec la photographie, médium privilégié de documentation et de mémoire. Le paysage, motif incontournable du tourisme, est devenu lui-même un lieu de muséification et d’appropriations (culturelle, naturelle, historique), comme s’il s’était opéré, sous la pression toujours plus grande du néolibéralisme, un renversement des regards: il ne nous suffit plus seulement de contempler l’immensité de la montagne, il nous faut la conquérir coûte que coûte, à preuve les attroupements monstres d’alpinistes (et de déchets) sur l’Everest.
Les ressacs de la pandémie ont d’ailleurs mis en lumière cette pression exercée par le surtourisme sur certains sites, dont les hauts lieux mondiaux de l’art contemporain comme New York, Paris ou Venise. Si les eaux de la Sérénissime ont retrouvé leurs couleurs avec le retrait des milliers de touristes de ses canaux, ça aura toutefois été aux dépens d’autres destinations plus locales, le tourisme n’épuisant jamais ses ressources, sinon celles des milieux qu’elle investit massivement.
À la lumière de ces enjeux multiples à la croisée de l’art contemporain, du loisir, de l’écologie et de toute la culture de destination, ce dossier cherche à mettre en lumière les stratégies déployées par les artistes et la pensée critique afin de revisiter la notion même de tourisme. Esse arts + opinions invite les auteur·es à proposer des textes qui font du tourisme le terrain commun d’interrogations théoriques et de recherches artistiques. Quel est le rôle des artistes, des institutions artistiques ou des organismes gouvernementaux à l’ère de la « mondophagie touristique » pour reprendre l’expression du sociologue Rodolphe Christin? Le tourisme contemporain peut-il être le tremplin vers une nouvelle conscience de l’altérité? Comment se manifeste cette volonté d’un contre-tourisme ou d’un nanotourisme dans le champ de l’art contemporain? Que penser de ses nouvelles formes de tourisme écoresponsable ou durables? Peuvent-elles être une voie d’entrée pour vivre des rapports plus incarnés entre l’humain et son environnement? Toutes ces questions et nombre d’autres feront l’objet de ce dossier thématique.